10/30/2024 | Press release | Distributed by Public on 10/30/2024 11:52
London School of Economics - Londres, 30 octobre 2024
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux d'être à Londres, et je tiens à remercier chaleureusement Monsieur le Professeur Iain Begg pour son invitation. La décennie actuelle a été remarquable pour les banques centrales, caractérisée par une séquence de chocs sans précédent et hautement improbable : un choc déflationniste avec la pandémie de Covid, suivi d'un choc inflationniste avec l'invasion injustifiée de l'Ukraine par la Russie. Dans un discours prononcé la semaine dernière à New York i, je suis revenu sur le rôle essentiel et le succès des politiques monétaires crédibles lors du récent épisode de désinflation. Aujourd'hui, je vais me tourner vers l'avenir et aborder la manière dont les banques centrales peuvent évoluer dans ce nouvel environnement de « Grande volatilité », qui contraste nettement avec la stabilité de la « Grande modération » précédente. S'attendre à plus de chocs d'offre, tout en analysant qu'ils ne sont pas tous les mêmes (I). Ancrer encore davantage notre objectif d'inflation, avec quelques ajustements (II). Et être prêts à soutenir des réformes structurelles plus importantes et plus claires (III).
Certains affirment que dans les prochaines années, les forces inflationnistes seront plus nombreuses en raison de la démondialisation, de la décarbonation et de la démographie. Peut-être… mais ce qui est sûr, c'est que l'avenir proche sera marqué par une plus grande incertitude. Les chocs d'offre seront probablement plus fréquents, comme l'a souligné Christine Lagarde, présidente de la BCE, dans un discours très remarqué à Jackson Hole l'année dernière ii. Ils contribueront à accroître la volatilité et à réduire la prévisibilité de l'inflation. La fragmentation politique, au-delà des événements extrêmes tels que les guerres, entraîne déjà un découplage du commerce iii le long de blocs géopolitiques, en particulier pour l'énergie et certains produits de haute technologie (téléphones mobiles, ordinateurs portables et puces électroniques).
Avec des fournisseurs moins nombreux et plus spécialisés, les chaînes d'approvisionnement deviennent moins flexibles, ce qui réduit leur capacité à absorber les chocs iv. Le changement climatique augmente déjà les risques physiques et les perturbations de l'offre associées : le nombre d'inondations, de tempêtes et d'autres événements climatiques extrêmes tels que les canicules ou les feux de forêt a plus que doublé au cours des quarante dernières années v. La transition vers une économie mondiale écologiquement durable sera également cahoteuse, car les coûts d'ajustement sont importants et inégalement répartis. Toutefois, ce ne sont pas les seuls défis auxquels l'économie mondiale sera confrontée à l'avenir. L'évolution démographique pèse sur l'offre de main-d'œuvre et affectera les migrations ainsi que la composition des paniers de consommation des ménages. Les chocs technologiques risquent également d'être plus généralisés, à commencer par l'IA.
Ces multiples chocs du côté de l'offre auront des implications différentes pour l'inflation. Les chocs d'offre défavorables, s'ils entraînent généralement une contraction, ne sont pas nécessairement inflationnistes à tous les horizons. Par conséquent, la réaction de politique monétaire ne doit pas suivre une approche unique (« one-size-fits-all »). Le point de départ est une analyse approfondie de l'anatomie des chocs d'offre, avec une cartographie correspondantevi. Cinq caractéristiques principales du choc sont importantes pour la politique monétaire.
La première est le degré de réversibilité du choc. C'est pourquoi les banques centrales peuvent choisir de « faire abstraction » des chocs d'offre, l'effet inflationniste d'un choc temporaire pouvant se dissiper avant que la politique monétaire ne produise son plein effet (après 18 à 24 mois). De façon symétrique, comme les banques centrales peuvent être incertaines quant à la nature temporaire des chocs d'offre, elles peuvent vouloir réagir tôt afin d'éviter des répercussions sur l'inflation sous-jacente.
La deuxième caractéristique concerne l'origine, domestique ou externe, de la perturbation. Lorsque le choc est importé du reste du monde (un choc sur les prix du pétrole pour un pays importateur par exemple), l'impact sur l'inflation domestique peut être atténué ultérieurement par l'impact négatif, sur la demande agrégée, du choc sur les termes de l'échange. Un même choc peut être un choc d'offre externe et un choc de demande interne. Une telle atténuation de l'inflation est absente si le choc est intérieur (dans le cas, par exemple, d'une sécheresse entraînant une hausse des prix des produits alimentaires locaux).
Je dois également mentionner que les perturbations intérieures ou extérieures peuvent être induites par des décisions des autorités. Prenons l'exemple des droits de douane. La question de savoir qui supporte la charge de droits de douane plus élevés dépend des entreprises qui peuvent transmettre la hausse des coûts à leurs acheteurs. L'imposition de droits de douane américains sur les importations chinoises est un exemple de choc induit par une décision des autorités : son impact est presque entièrement transmis aux prix à l'importation aux États-Unis vii, et il s'agit dans ce cas d'un choc persistant sur le niveau des prix.
La troisième caractéristique est la centralité des secteurs affectés.
Elle détermine à quel point les chocs peuvent se répercuter le long de la chaîne d'approvisionnement. La pénurie de semi-conducteurs en 2021 est l'exemple d'un choc en amont menant à des pertes de production considérables en aval dans la production automobile mondiale.
La quatrième caractéristique à prendre en compte est le degré de rigidité des prix dans les secteurs affectés.
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Ici, les différences interagissent avec la centralité des secteurs dont je viens de parler. Les chocs récents sur les prix de l'énergie ont trouvé leur origine dans un secteur dont les prix sont relativement flexibles. Mais l'énergie est un secteur amont, et les chocs qui s'y produisent donnent lieu à des chocs de hausse des coûts pour les secteurs en aval dont le degré de rigidité des prix est dans l'ensemble plus élevé, y compris dans les services. Si l'inflation n'augmente initialement que de manière limitée dans les secteurs soumis à une rigidité des prix, elle y est plus persistante viii.
Enfin, la cinquième caractéristique des chocs d'offre est leur prévisibilité.
Les perturbations ne sont pas nécessairement soudaines et inattendues, certaines peuvent être prévues largement à l'avance. Plus un choc d'offre est prévisible, plus il sera gérable. Par exemple, une taxe carbone en hausse régulière et annoncée à l'avance aura des effets plus gérables que ceux d'un bond ponctuel inattendu.
En résumé : il n'existe plus une réponse-type aux chocs d'offre. Les banques centrales devront analyser des données plus granulaires, et exercer leur jugement. On pourrait s'attendre à ce que la plupart des chocs à venir soient externes pour la zone euro et affectent les prix plus flexibles comme ceux des produits de base ou des matériaux critiques, et qu'ils aient donc des effets inflationnistes moins persistants si les anticipations d'inflation restent bien ancrées. Mais leur centralité dans l'économie, et leur imbrication avec les prix plus rigides des services devraient maintenir les banques centrales en alerte.
Si les catastrophes naturelles et climatiques sont souvent imprévisibles, les scénarios de risque nous aident à identifier les effets les plus graves possibles et à les atténuer (en réagissant à l'avance) ix. Ces scénarios pourraient constituer des intrants utiles pour une approche de la politique monétaire fondée sur la gestion des risques.
Cela étant, il faut s'attendre à ce que nous vivions tous dans une plus grande incertitude. En 1921, Frank Knight a forgé la célèbre distinction entre les risques, qui sont mesurables et peuvent donc être couverts, et l'incertitude, avec des probabilités et des issues inconnues x. Le monde d'aujourd'hui est de plus en plus « knightéen ». Et l'incertitude influe négativement sur les décisions d'investissement, comme le montrent Bloom et al.xi, ainsi que sur la consommation des ménages : voyez la récente augmentation du taux d'épargne en Europe, expliquée au moins partiellement par une confiance en baisse. Les banques centrales elles-mêmes n'échapperont pas entièrement à cette incertitude accrue ; mais elles doivent faire de leur mieux, en tant qu'autorités chargées « d'amortir l'incertitude », afin de la réduire pour les agents économiques : cela m'amène à notre objectif d'inflation.
Réagir à des chocs d'offre constitue un plus grand défi pour les banques centrales comparé aux chocs de demande des années 2010. Contrairement aux chocs de demande, les chocs d'offre créent un arbitrage dans la mesure où une inflation plus élevée s'accompagne d'un impact négatif sur la production. De plus, la politique monétaire influe principalement sur la demande, et n'a pas d'effet direct sur l'offre. Il est important d'apporter une clarification supplémentaire : la politique monétaire ne cible ni secteurs spécifiques ni prix relatifs, car les signaux de prix jouent un rôle fondamental dans l'économie de marché pour permettre une allocation efficace des ressources. Néanmoins, nous devons rester vigilants, car les ménages et les entreprises sont très sensibles à certains prix spécifiques dans la formation de leurs perceptions d'inflation.
Devons-nous alors modifier notre cadre de stabilité des prix ? Une volatilité accrue, même si elle est bien gérée, signifie que nous pourrions probablement nous écarter de notre cible d'inflation plus fréquemment. Maintenir l'inflation précisément à la cible de 2,0 % en permanence n'est ni réaliste, ni nécessaire. Nous devons plutôt rester prospectifs, dans la mesure où la politique monétaire affecte l'économie avec des délais importants.
Les banques centrales se sont accordées sur une cible de 2 % et il y a de bonnes raisons à cela. Cette cible est suffisamment basse pour que l'inflation soit à peine perceptible lorsqu'elle l'atteint. Mais elle fournit également un coussin pour éviter la déflation et une marge sur les taux d'intérêt nominaux, afin de réduire le risque d'atteindre le plancher effectif. La cible de 2 % s'est révélée efficace pour ancrer les anticipations, comme le montrent les données historiques. Elle est aujourd'hui devenue une norme mondiale dans les économies avancées. Revenir dessus n'est pas à l'ordre du jour de notre revue stratégique l'année prochaine, comme la présidente de la BCE l'a déjà clairement indiqué. Cela étant, confrontées à une plus grande volatilité, les banques centrales devraient-elles disposer de plus de flexibilité autour de cette cible d'inflation ?
Sans modifier la cible ponctuelle, certains affirment que nous pourrions vouloir la rendre plus flexible grâce à des bandes d'inflation. Dans un contexte de plus grande volatilité, les bandes d'inflation pourraient réduire le risque de réglage fin et de surréaction à de légères variations de l'inflation. Les banques centrales de plusieurs économies avancées suivent aujourd'hui une cible assortie d'une bande de tolérance explicite. Cependant, la bande explicite définie numériquement peut jouer différents rôles. La plupart de ces banques centrales cherchent à atteindre une cible ponctuelle, avec une bande de tolérance servant d'outil de communication : être éloigné de la cible n'appelle pas immédiatement d'activisme de la part de la banque centrale. Les banques centrales du Royaume-Uni et du Canada appartiennent à cette catégorie. La Nouvelle-Zélande a elle aussi ajouté un point focal à la bande cible de l'inflation en 2012.
En revanche, certaines banques centrales comme la Banque nationale suisse ciblent véritablement une bande d'inflation, pour laquelle elles expriment leur indifférence tant que l'inflation se matérialise à l'intérieur de cette bande ou zone. Ces zones cibles présentent cependant certains inconvénients à mon avis. Une conséquence de la non-linéarité implicite des politiques des banques centrales en présence de zones cibles d'inflation pourrait être une volatilité accrue de la production, les banques centrales devant prendre des mesures plus vigoureuses en dehors de la bande définie xii. En pratique, il existe un risque que des bandes de tolérance explicites pour l'inflation, même enrichies d'un point focal et prévues à des fins de communication uniquement, soient mal comprises et vues comme des zones de non-intervention, et compromettent par conséquent le canal des anticipations de la politique monétaire.
Une autre approche, possiblement préférable à mon avis, consiste à maintenir notre orientation à moyen terme autour de la symétrie de notre objectif. Comme avec les bandes de tolérance, en adoptant une orientation à moyen terme, une banque centrale ne doit pas nécessairement réagir à des écarts ponctuels à court terme, mais plutôt à la dynamique de l'inflation qui risque de l'éloigner de sa cible. Ce qui importe n'est pas tant le niveau de l'écart par rapport à la cible à un point donné dans le temps, que la tendance et la persistance des écarts attendus, en d'autres termes, si cet écart est davantage susceptible d'augmenter ou de se réduire. Concrètement, si l'inflation est supérieure à la cible, mais converge à un rythme suffisant, cela n'appelle peut-être pas d'action. Néanmoins, un objectif à moyen terme trop vague sans feuille de route claire constitue un signal flou qui peut in fine nuire à la crédibilité. Par conséquent, la contrepartie d'une telle flexibilité est qu'elle implique une communication claire concernant l'horizon et le chemin de retour à la cible.
Enfin, l'orientation à moyen terme fournit une certaine flexibilité dans la gestion des arbitrages liés aux chocs d'offre. Dans ce type de situation, il se peut que l'inflation totale ne préfigure pas de manière exacte les chiffres à moyen terme. Les banques centrales peuvent donc décider de donner moins de poids aux données d'inflation totale, et davantage aux mesures de l'inflation sous-jacente. C'est le cas depuis 2022 dans la zone euro, date à laquelle l'inflation sous-jacente est devenue l'un des trois critères de notre fonction de réaction. Cette question est également examinée dans le chapitre 2 des dernières Perspectives de l'économie mondiale du FMI, qui montre en particulier que, au cours de la période récente, des mesures ciblant l'inflation dans les secteurs où le degré de rigidité des prix est le plus élevé auraient permis une désinflation relativement plus rapide xiii.
Cependant, nous ne devrions pas abandonner notre référence à l'inflation totale dans la définition de notre objectif. Cette mesure est bien comprise par le grand public et correspond à sa perception de l'inflation, et c'est aussi celle qui compte pour les anticipations et les effets de second tour.
Dans un environnement où l'offre compte davantage, les politiques structurelles comptent davantage elles aussi pour la stabilité des prix. Dans la mesure où elles élèvent la trajectoire de la croissance potentielle, les politiques structurelles réduisent le taux d'inflation pour un taux de croissance donné du PIB effectif. En outre, dans une économie plus flexible, la réaction des prix à un choc donné sera atténuée, car les réallocations et les substitutions entre secteurs, technologies et géographies se feront plus rapidement. Plus que jamais, les politiques monétaires ne doivent pas être les seules à être mises en œuvre ; mais il se peut qu'elles ne soient même pas les actrices principales. Comme régulièrement répété - mais peu relevé ? - dans notre Déclaration de politique monétaire, « les politiques budgétaires et structurelles doivent avoir pour objectif de rendre l'économie plus productive, plus compétitive et plus résiliente » xiv.
Permettez-moi d'abord de souligner l'urgence qu'il y a à agir. L'Europe a un problème de croissance et de productivité. Ce matin, nous avons eu de plutôt bonnes nouvelles sur le court terme concernant la croissance au 3ème trimestre, pour la zone euro (+ 0,4 %) comme pour la France (+ 0,4 %). Mais si on élargit le regard, il existe un écart grandissant en matière de croissance du PIB par rapport aux États-Unis, la hausse cumulée du PIB par tête en Europe atteignant 26 % depuis 1999 contre 39 % aux États-Unis.
Étant donné la faible marge de manœuvre budgétaire - à la fin du premier trimestre 2024, la dette rapportée au PIB atteignait par exemple 111 % en France -, la politique budgétaire doit se concentrer dans de nombreux pays sur la consolidation plutôt que sur la relance. Nous devons échapper au piège dette élevée / faible croissance.
Point rassurant, nous disposons néanmoins de deux feuilles de route contenant des propositions concrètes pour relever ces défis liés à la croissance, le rapport Draghi pour l'amélioration de la compétitivité européenne et le rapport Letta pour le renforcement du marché unique xv. Ces rapports fournissent l'agenda des réformes structurelles essentielles pour favoriser l'innovation et la productivité, tout en soutenant les transitions climatique et numérique. Si nous mettons de côté la partie du rapport Draghi concernant les euro-obligations, qui pourrait être disjointe, permettez-moi de résumer ce programme en un triple renforcement de l'économie européenne : la taille, multipliée par la puissance financière, multipliées par la vitesse.
Les banques centrales peuvent contribuer à la consolidation budgétaire et aux réformes structurelles en préservant la stabilité dans cet environnement volatil. Les banques centrales peuvent être les ancres au milieu de la tempête. En maintenant ancrées les anticipations d'inflation à long terme, elles réduisent les primes de risque d'inflation à long terme, le coût du financement à long terme et in fine, améliorent la stabilité macroéconomique.
Les banquiers centraux sont naturellement réticents à aborder les défis et réformes économiques structurels, souvent de nature quelque peu politique, mais la Banque d'Espagne en vertu de la loi ou la Banque d'Italie en pratique, par exemple, doivent souvent souligner ces questions. Plus généralement, les banques centrales en Europe se font plus vocales que, disons, la Réserve fédérale des États-Unis. Il existe de bonnes raisons économiques, comme je l'ai dit, pour lesquelles les banques centrales ont une certaine légitimité à apporter leur aide aux gouvernements dans ce domaine, tout en préservant leur indépendance. Malheureusement, nombre de ces gouvernements sont à l'heure actuelle affaiblis politiquement et confrontés à une tâche difficile, sous la pression du court-termisme, d'objectifs contradictoires et de biais nationaux. Comparativement, un élément essentiel du succès des banques centrales a été la crédibilité. Cette crédibilité de la politique monétaire a été construite grâce à des décennies d'actions et de communication tenaces.
Se servir de cette crédibilité pour parler, au-delà de la politique monétaire, de réformes structurelles et de consolidation budgétaire, n'est pas sans risque. En tant que banques centrales, nous devons indiquer clairement que nous ne sommes pas les décideurs ici ; que nous mentionnons les politiques structurelles dans la mesure où elles sont pertinentes pour la stabilité des prix ; que notre rôle est d'apporter au débat public des données, une expertise et des explications en toute indépendance ; et que nous acceptons que notre point de vue soit débattu et même contesté. Mais dans l'Europe et le monde d'aujourd'hui, où l'action non monétaire est à la fois plus nécessaire et plus difficile que jamais, cela vaut peut-être la peine pour les banques centrales de prendre ce risque. Si nous ne mettons pas en avant les rapports Draghi et Letta, qui le fera ? Ou si nous ne défendons pas l'ouverture des échanges commerciaux, avec des règles équitables, qui le fera ?
Toutefois, la crédibilité ne nous est pas venue par hasard : l'architecture de la BCE, en tant que banque centrale, a été conçue pour contrecarrer le court-termisme et pour atteindre l'objectif commun de stabilité des prix. Même si notre gouvernance n'est pas directement transférable à d'autres institutions, je distingue trois ingrédients clefs qui peuvent servir d'exemple intéressant - et qui sont d'ailleurs également réunis pour une politique européenne efficace en matière de concurrence : (1) des objectifs clairs et précis, le « mandat », conféré par la démocratie ; (2) l'indépendance institutionnelle, la majorité votant après une discussion ouverte et confiante ; (3) l'entière responsabilité des décisions et des résultats. Je résumerai les choses de cette façon : si nous n'étions pas efficaces, notre indépendance n'aurait pas sa pleine légitimité.
Cette gouvernance n'est à l'évidence pas applicable universellement, et la décision relève ici des autorités politiques, mais ces autorités pourraient envisager de la reproduire dans certains domaines spécifiques en Europe. Par exemple, achever l'union des marchés de capitaux, désormais rebaptisée à juste titre et plus largement en « Union pour l'épargne et l'investissement », est vital pour favoriser la croissance : dans ce cadre, une surveillance unifiée et indépendante des marchés est essentielle.
S'agissant du changement climatique, certains ont mis en avant des réflexions innovantes sur une « banque centrale du carbone » xvi, qui pourrait piloter le programme sur le climat, avec pour mandat clair de réduire les émissions de carbone et d'atteindre la neutralité nette d'ici 2050.
Je conclurai en citant Bertrand Russell, le célèbre philosophe et mathématicien britannique qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 1950. Il est également l'un des fondateurs de la London School of Economics. Dans son Histoire de la philosophie occidentale, publiée en 1946, il écrit : « Enseigner comment vivre sans certitude, et pourtant sans être paralysé par l'hésitation, est peut-être la principale chose que la philosophie, à notre époque, peut encore offrir à ceux qui l'étudient. ». Nous, banquiers centraux du XXIe siècle, avons commencé à apprendre comment gérer l'incertitude au cours d'une succession de chocs sans précédent. Nous nous tenons prêts à nous adapter à ce nouvel environnement de grande volatilité et à agir autant que nécessaire, afin de rester une ancre de stabilité. Pour que nos économies soient capables de résilience, les politiques structurelles doivent s'adapter aussi : soyez assurés que nous ferons tout ce qui est de notre ressort pour contribuer à maintenir ces questions fondamentales au premier plan. Je vous remercie de votre attention.
iVilleroy de Galhau (F.) « Perspectives sur la politique monétaire : trois leçons de la récente poussée d'inflation », discours à l'Université de New York, 22 octobre 2024
iiLagarde (C.), « La politique monétaire en période de mutations et de ruptures », discours à Jackson Hole, 25 août 2023
iiiMancini (M.) et al., « Positioning in global value chains: A new dataset available for global value chain analyses », VOXEU Column, 18 avril 2024
ivMancini (M.) et al., ibid
vDrudi (F.) et al., « Climate change and monetary policy in the euro area », ECB Occasional Paper Series, no 271, septembre 2021
viVilleroy de Galhau (F.), « Banques centrales, la sortie du jardin d'Eden », discours, 28 juin 2024
viiCavallo et al., « Tariff Passthrough at the Border and at the Store: Evidence from US Trade Policy », American Economic Review, vol. 3, n°1, mars 2021
viiiAfrouzi (H.) et Bhattarai (S.), « Inflation and GDP dynamics in production networks: A sufficient statistics approach », NBER Working Paper, février 2022 (mis à jour en juillet 2024)
ixDées (S.) et al., « An analytical framework for assessing climate transition risks: an application to France », Review of World Economics, 1-57, 17 juillet 2024
xKnight (F.), Risk, uncertainty and profit, publié en 1921
xiBloom (N.), Bond (S.), Van Reenen (J.), « Uncertainty and Investment Dynamics », The Review of Economic Studies, vol. 74, no 2, avril 2007
xiiLe Bihan (H.), Marx (M.) et Matheron (J.), Inflation tolerance ranges in the New Keynesian Model, European Economic Review, vol. 153, avril 2023
xiiiFonds monétaire international, Perspectives de l'économie mondiale, chapitre 2, octobre 2024
xivBanque centrale européenne, Décisions de politique monétaire et Déclaration de politique monétaire, 17 octobre 2024
xvLetta (E.), « Much More than a Market - Speed, Security, Solidarity », rapport, 10 avril 2024
xviDelpa (J.) et Gollier (C.), Pour une banque centrale du carbone, octobre 2019
Mise à jour le 30 Octobre 2024